Memoire confisquée

19 Mar, 2021

“Celui qui connaît l’Histoire, large est son esprit, minimes sont ses erreurs” (Imâm ash-Shafi’i)

« Les femmes musulmanes ont joué un rôle historique de premier plan dans la construction et le développement de la civilisation islamique. Elles furent nombreuses à avoir marqué de leur empreinte le patrimoine spirituel, religieux et profane du monde musulman. En revisitant cette histoire, nous pouvons rapprocher la société musulmane de ce qu‘elle fût autrefois », révèle l’éminent conférencier, Mohamed Akram Nadwi, à un grand public, ce que, jusque-là, seul un cénacle restreint de chercheurs, regroupés autour de lui, savait. Il confie alors, à un auditorium bondé, combien fut grande sa surprise de découvrir, tout au long de ses recherches, que plus de 9000 noms de femmes avaient été effacés de la mémoire collective. Leurs noms, ajoute-il, constitue une encyclopédie de plus de 50 volumes, alors qu’au début de sa recherche sur les femmes commentatrices de hadiths (muhadditât), il espérait en trouver une trentaine ou, au plus, une quarantaine ! Pourtant, des milliers de femmes ont été juristes, enseignantes, médecins, astronomes, musiciennes, poètes, mystiques, reines, mécènes, femmes engagées, combattantes … Cela se déroulait, il y a déjà sept ans…. lors du Congrès sur le Féminin, organisé par AISA ONG Internationale (Oran, 2014).

« La femme est le rayon de la lumière divine » Djallâl ad-Dîn Rûmî

Que sait-on aujourd’hui de la place et du rôle que les femmes jouèrent dans leurs sociétés tout au long de l’histoire humaine ? Infiniment peu…Comme si une moitié de l’humanité restait tapie dans l’ombre pendant que l’autre captait toute la lumière à son profit, et ce, depuis des temps anciens et en maints domaines. Cette béance dans l’histoire de l’humanité, source d’inégalités et de comportements misogynes, se constate dans toutes les aires géographiques et n’est pas spécifique à certaines cultures, traditions ou religions, à quelques exceptions près. Qu’en est-il plus précisément en terre d’islam ? A cet effet, il est nécessaire de rappeler certains fondamentaux, contestés ou occultés au cours des périodes de régression, moments qui s’apparentent fort à des décadences.

Nulle part, dans les sources scripturaires de l’islam, la suprématie d’un genre sur l’autre n’est établie. Les versets coraniques qui attestent de l’égalité, de la gémellité et de la complémentarité des deux genres sont là pour le prouver. La différence entre femmes et hommes ne relève point de leur origine, qui est « une ». A ce sujet, la Révélation coranique est claire. Les femmes et les hommes ont un même statut ontologique. Ils sont issus d’une même âme (al-nafs al-wahida). L’Esprit les habite pareillement. Il n’existe aucune prépondérance d’un genre sur l’autre, tant qu’ils adorent Dieu de la même façon ; la place octroyée aux femmes dans le texte sacré n’est point négligeable et certaines figures occupent des rangs élevés. Notamment Marie, dont la sourate 19 porte le nom, la mère de Moïse à qui il fut révélé (waha laha), Assia, femme de Pharaon, Bilkiss, reine de Saba, Agar, mère d’Ismaël… La première musulmane n’est-elle pas Khadidja, première épouse du prophète Muhammed qui l’encouragea au cours des premières années de la révélation ? N’est-ce pas auprès d’Aicha qu’on vient puiser ou vérifier un grand nombre de hadiths ? Le cercle de disciples entourant le Prophète ne comprend-il pas des compagnonnes (sahâbiyâts) ? Ne participent-elles pas dans des domaines divers et, plus particulièrement, dans celui de la conservation et de la transmission de son enseignement ? Ces compagnonnes furent suivies par celles de la seconde génération (tabi’înes) et ainsi de suite, de génération en génération, car en légiférant pour que le statut des femmes s’améliore, le prophète Muhammed ouvre la voie pour qu’elles puissent participer à tous les niveaux de la vie sociale, culturelle, religieuse et politique. Souvenons-nous de Sayyida Nafissa bint al Hassan (7/8e siècle), descendante du Prophète, qu’on qualifie de « Patronne des muftis et des saints ». Elle était notamment proche de l’Imam Shafi’i qui, de son vivant, la désignât pour qu’elle dirige la prière mortuaire après sa mort, d’Umm Al-Darda (8e siècle), renommée à Damas pour ses connaissances et son expertise en droit, ses avis juridiques (fatwas), son éloquence dans les débats public. Le Calife Abd al-Malik Ibn Marwan, venait en personne, assister à ses cours publics.Souvenons-nous également de Mariam al-Astrulabi (10e siècle) astronome et fabricante d’astrolabes, de Sutayta al-Mahamali qui excellait dans les domaines de la littérature arabe, du hadîth, de la jurisprudence et des mathématiques, de Lubnâ (2e moitié du 10esiècle), intellectuelle qui, très versée dans la grammaire et la poésie, occupait la fonction de secrétaire du Calife de Cordoue. Que dire de celles qui ont traversé les frontières géographiques et celles du temps, telles Rabi’a al-‘Adawiyya ou bien encore la sage andalouse, maître du grand ibn ‘Arabi, Yasminah de Marchena (12e siècle) et Nizâm (13e siècle) qui furent ses guides et inspiratrices et tant d’autres encore…

Puisque cela a été rendu possible, pourquoi et comment s’est fait ce glissement qu’on date du début du XVIe siècle ?  Quels facteurs ont permis que, ce tournant novateur et décisif apparu au 7e siècle, se mue en silence et entraîne avec lui la régression des sociétés musulmanes ? Car, ne nous trompons pas, ce déclin de l’apport des femmes reflète bien le déclin de la civilisation islamique. En les marginalisant progressivement de la sphère du savoir, le voile de l’ignorance s’est enraciné et a recouvert toute la société. L’oubli, la falsification et la manipulation se sont substitués au savoir, à la justice, la liberté… « Symboliquement, cet effacement rappelle l’enterrement des petites filles vivantes des temps préislamiques (Jahaliyya) », nous dit Akram Nadwi. Ce qui fait leur humanité a été nié et elles n’ont pu vivre comme des êtres de cœur et de raison. Seul leur corps était considéré comme objet de plaisir et de reproduction.

Heureusement, des ilôts d’hommes et de femmes résistèrent à cette décadence. Face à un monde musulman replié sur lui-même, un certain nombre de penseurs analysent, au cours du XIXe siècle, les raisons de cet effondrement politique et du retard technique accumulé. Ce mouvement de renaissance (Nahda) cherche des perspectives d’avenir, une voie médiane entre l’immobilisme ambiant et l’imitation aveugle de l’occident. Au cœur de cette réflexion et de leur combat d’idées se trouve la question de l’émancipation féminine par l’éducation et l’instruction. En Égypte, Irak, Iran, Syrie, Turquie, des femmes inscrivent cette pensée dans leurs actions. May Ziyādah (1886-1941), Malak Hifni Nasif (1886-1918), Nabawiyya Musa (1886-1951) et Aisha al-Taymuriyya (1840-1902) tracent des voies nouvelles, promesses d’avenir pour les femmes musulmanes.

Retenons le nom de Huda Shah‘râwi (1879-1947) qui influençât la vie de millions de femmes. A l’origine de la fondation d’un dispensaire, d’un hôpital, d’une école et de plusieurs associations, elle fonda, en 1923, l’Union Féministe Egyptienne (UFE), pour la défense des droits féminins.

Notons aussi la parution de la revue Sûkûfezar (Jardin des Fleurs, 1833), première à être publiée par des femmes. Dès le premier numéro, la rédactrice en chef précise les objectifs : “Nous allons essayer de travailler en refusant non seulement la supériorité masculine sur les femmes, mais aussi la supériorité féminine sur les hommes.”

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Les dernières décades ont eu leur lot de malheurs mais aussi d’espérance. Aujourd’hui, toutes ces questions ne se poseraient pas si la réalité historique n’avait été rétablie par les éclairages des dernières recherches. En dévoilant l’histoire de ces érudites, Akram Nadwi a donné l’espoir de changer les mentalités, de rétablir l’équilibre nécessaire à la bonne marche d’une société. Des femmes contemporaines, d’origines ou de compétences diverses, ont également contribué à ce courant de recherche : la sociologue Fatima Mernissi, l’académicienne Assia Djebar, Asma Lamrabet … elles sont heureusement de plus en plus nombreuses et ne cesseront de l’être.

Le cadre de cet article ne permet pas d’entrer dans une analyse plus fine de cette problématique. Du reste, cette partie de l’histoire est encore à élucider et à étudier ! Notre intention est cependant de susciter une saine curiosité : celle de s’interroger et de répondre aux questionnements ; celle aussi de trouver et de prendre place, de renouer avec un passé nourricier. C’est là, à la fois un devoir de mémoire et de transmission. Il y a nécessité de restituer aux générations actuelles et futures ce patrimoine historique du féminin, longtemps occulté, et de les éduquer à construire une société bâtie sur l’égalité et la complémentarité entre femmes et hommes, pour une culture de paix et du vivre ensemble. Je conclurai en révélant ma foi en un mouvement inéluctable, déjà en marche en islam, en ce premier quart du XXIe siècle. La pandémie qui a touché toute notre planète nous oblige à tourner la page d’un vieux monde et à écrire l’avenir qui passe nécessairement par l’éducation à la culture de paix de nos enfants, filles et garçons.

Exemples de femmes d’exception ayant traversé les mailles de l’oubli

  • C’est à une femme mécène, Fatima Al-Fihriya que nous devons la première université de l’histoire, Al-Qaraouiyine (Fès au Maroc) dont elle dessina les plans. Elle fut ouverte aussi bien aux hommes qu’aux femmes, autant au savoir profane qu’au savoir théologique. Ses murs renfermaient une bibliothèque riche de plusieurs dizaines de milliers de livres rédigés en latin, en grec, en arabe, en hébreu… L’université accueillit dans ses rangs plusieurs érudits dont le philosophe Maimonide, le géographe Al-Idrissi, l’andalous Ibn Bajja, Ibn Rochd… et celui qui sera le pape Sylvestre II.
  • La figure de Âisha al-Mannûbiyya (13e siècle) incarne la parfaite « ravie » en Dieu qui transgresse les normes sociétales et revendique deux dignités, celle de pôle spirituel (qutbat) et celle de vicaire de Dieu sur terre (khalifat). Lalla Mannûbiyya, la Dame de Tunis, est l’une des rares saintes médiévales à être l’objet d’un recueil hagiographique (manâqib), dont la rédaction est attribuée à l’imâm de la mosquée de Manouba (aux environs de Tunis). ‘Âisha est l’élève d’abû Hassân al-Chadhilî qui la nommera à la tête de son ordre, lui conférant le statut de pôle de la confrérie Chadhîliyya. Elle va même jusqu’à prier à la mosquée de Tunis en compagnie des hommes, ce qui constitue un « fait révolutionnaire dans l’histoire du monde musulman » Lalla Manoubia est, à ce jour, considérée comme la sainte protectrice de sa région.
  • Fatima de Nishapûr, née dans l’une des plus anciennes familles du Khorasan, fut mariée à un ascète persan, Ahmad Khidruya (mort en 854). Nombreux mystiques venaient la rencontrer dont Abû Yazid al-Bistamî qui chantait ses louanges et Dhul Nûn al-Misrî qui cherchait auprès d’elle des conseils sur les points doctrinaux. Il déclara n’avoir rencontré dans toute sa vie qu’un être parfait véritable, et c’était cette femme. Pour chaque station spirituelle qu’il lui mentionnait, elle donnait une réponse qui montrait qu’elle y avait elle-même « goûtée ». Dhu n-Nûn l’aurait admirée au point de déclarer : « Je n’ai jamais rencontré personne de plus excellent qu’une femme que je vis à la Mecque qui portait le nom de Fatima de Nishapûr. Elle discourait merveilleusement sur les sujets relatifs au sens profond du Coran ». D’ailleurs, Il s’y référait comme étant son « enseignante » (ustadhatî), celle qui lui apprenait à percevoir partout dans la nature les chants de louange à la gloire de Dieu.
  • Cette célèbre femme de lettres, Wallada (11e siècle), est la fille du dernier calife omeyyade de Cordoue, Mohamed Al-Moustakfi Billah (Muhammad III) et de Sakra, une esclave d’origine grecque. Elle reçoit une éducation raffinée et assez libre pour l’époque. Audacieuse et rebelle, Wallada est restée dans la mémoire collective pour son histoire d’amour avec le poète Ibn Zaydoun. Quand son père fut assassiné, ne laissant derrière lui aucun descendant mâle, elle hérita d’une grande fortune et garda son statut de princesse. Femme rebelle, elle décida de briser tous les carcans des traditions médiévales et de conquérir sa liberté. Elle rejeta le voile et porta, en public, les habits transparents des femmes des harems de Baghdad. Elle créa, à Cordoue, un salon littéraire (majaliss Al-adab) où elle accueillit les esprits les plus brillants de l’époque, hommes et femmes poètes, philosophes et artistes, prenant elle-même part aux joutes poétiques. Elle fascine, charme et séduit, autant par sa poésie, sa culture et son raffinement que par sa grande beauté. C’est dans son salon littéraire qu’elle rencontra le grand poète de Cordoue, Ibn Zeydoun. Amoureux l’un de l’autre, ils laisseront de leur passion de très beaux poèmes d’amour. Elle écrira après la mort d’Ibn Zeydoun : “Qu’Allah arrose une terre devenue désormais ta demeure, en déversant une pluie abondante de larmes dans mes yeux.

Setty G. Simon-Khedis

Bibliographie:

Mohammad Akram Nadwi, al-Muhaddithat : the women scholars in islam. Interface Publications Oxford, London, 2007. 314p. ISBN 978-0-95544545-1-6  // https://www.rts.ch/play/radio/a-vue-desprit/audio/ces-femmes-qui-changent-le-monde-55?id=6265883

Asma Lamrabet, « L’apport historique des femmes dans l’édification de la civilisation musulmane » // http://www.asma-lamrabet.com/articles/l-apport-historique-des-femmes-dans-l-edification-de-la-civilisation-musulmane/

Exposition itinérante : « Voilement Dévoilement », sous la direction du cheikh Khaled Bentounes, Oran, 2014

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