En Indonésie, l’association AMAN (The Asian Muslim Action Network) a initié 40 « écoles des femmes de paix », dont une dans un village bouddhiste. Ces écoles visent à former les femmes à une pensée critique pour qu’elles deviennent des “incubatrices” de paix face à la radicalisation religieuse et aux violences au sein de leur famille et de leur communauté.
Lorsqu’en 2009 AMAN se rend à Poso, au centre de l’île de Célèbes, les membres de cette association indonésienne fondée en 2007 ont déjà lancé une « école des femmes de paix » pilote à Pondok Bambu, un quartier dans l’est de Jakarta, la capitale de l’Indonésie. Ce bidonville, construit sur d’anciens marécages, subit des inondations récurrentes. Celles-ci provoquent des conflits au sein d’une population pauvre, composée d’une multitude d’ethnies qui ont immigré de diverses îles de l’archipel pour tenter de gagner leur vie dans la mégalopole de plus de 20 millions d’habitants. L’école qu’ AMAN a construite à Pondok Bambu n’a pas de bâtiment. Le terme « école » est utilisé pour mieux le déconstruire et montrer aux femmes de ce quartier qu’apprendre à faire la paix commence précisément par abattre les murs, en premier ceux à l’intérieur de soi, puis au sein de son couple, de sa famille, puis dans son voisinage immédiat et au-delà. C’est sur ces fondations intangibles que les femmes apprennent alors à devenir des bâtisseuses de paix, en s’affranchissant du centralisme de la connaissance monopolisé par le monde enseignant et à transformer cette architecture pyramidale en un espace accueillant de cercles concentriques.
A Poso, la situation est beaucoup plus tendue. AMAN se retrouve dans des villages où chrétiens et musulmans se sont affrontés dans des conflits sanglants entre 1998 et 2001. Même si ces deux communautés religieuses ont fini par signer une déclaration de paix initiée par le gouvernement central, elles continuent de vivre séparées dans une terrible défiance l’une de l’autre. Impossible d’inviter les femmes chrétiennes à venir dialoguer dans la maison d’une famille musulmane et inversement, comme AMAN l’a fait à Pondok Bambu entre les femmes des diverses groupes ethniques où les maisons des unes et des autres étaient transformées à tour de rôle en « foyers d’études », afin que maris et enfants entendent « incidemment » les paroles de ces incubatrices de paix. AMAN organise donc une rencontre dans un lieu « neutre » : un hôtel, tout d’abord en séparant les deux communautés religieuses. Puis l’association suggère de faire revivre le « dero », une danse traditionnelle de Célèbes centre exécutée autrefois par les femmes pour célébrer un mariage ou la fin des moissons. Soudain, musulmanes et chrétiennes sont transportées dans une mémoire collective, de joie et d’action de grâce jadis partagée, une nostalgie profonde d’une culture ancestrale commune, au-delà des divisions religieuses. Puis AMAN découvre un vaste terrain en friches que les femmes, musulmanes et chrétiennes, transforment en rizières bio. Les travaux des champs impliquent aussi les hommes, la récolte est partagée à part égale entre les deux communautés, les sacs de riz distribués par les unes et les autres de maisons en maisons sans différenciation d’appartenance religieuse. Jadis en première ligne des victimes comme dans tous les conflits, les femmes de Poso assument désormais le rôle de leadership dans la réconciliation intercommunautaire.
AMAN se définit comme « un mouvement islamique progressiste qui prône les droits humains, le respect des femmes, la démocratie, la tolérance et la paix, l’acceptation complète de toutes les différences qui existent sur cette terre. » L’association a emprunté le modèle de transformation des conflits à John Paul Lederach, un professeur américain pour qui la paix est « un pouvoir de guérison des connections humaines dans un monde parfois si solitaire. » Pour AMAN, ce pouvoir de guérison est entre les mains des femmes. Dans des ateliers d’apprentissage, elles s’assoient autour du « cercle des pierres et des fleurs ». Des cercles concentriques tracés sur le sol : au centre, celui de la transformation individuelle, puis allant en s’élargissant, ceux de la transformation relationnelle, structurelle et culturelle. Quand les participantes estiment que la situation est conflictuelle, elles placent une pierre dans le cercle concerné. Quand elles la jugent limpide, elles déposent une fleur.
La transformation individuelle est le développement de la confiance en soi et de la prise de conscience par les femmes de leurs droits et de leurs potentiels. La transformation relationnelle se construit tout d’abord au sein de la famille avec un dialogue sur le partage des rôles justes et équitables. La transformation structurelle permet aux femmes d’un quartier ou d’un village d’affirmer leurs droits politiques au niveau local et de s’engager dans les prises de décisions communales. Plusieurs gouvernements de village dans les zones assistées par AMAN ont ainsi alloué des budgets pour soutenir le programme dirigé par l’école des femmes de paix. La transformation culturelle favorise la création de mécanismes de résolution de problèmes et encourage une culture de compassion et d’amour envers ses voisines et voisins afin de répondre à la violence domestique, l’intolérance, la radicalisation. Elle permet aussi de transformer les conflits dus aux élections locales et de souder l’entraide lors de catastrophes naturelles. Parmi les 40 écoles de femmes de paix initiées à ce jour par AMAN, nombreuses sont celles qui sont devenues également des lieux de guérison de femmes victimes de violence.
L’une d’elle, créée à Krecek, un village perché sur un volcan au centre de Java dont tous les habitants sont bouddhistes, est un « cas d’école ». Les membres d’AMAN viennent étudier là le secret des femmes de cette communauté qui depuis des décennies cultivent le vivre ensemble en paix avec les villages voisins, musulmans et chrétiens. Le 26 février 2021, comme les années précédentes, toutes et tous ont célébré « Nyadran », la fête des ancêtres. Jadis, lors de cette cérémonie, les Javanais, toutes croyances confondues, allaient manger et prier sur les tombes de leurs aïeuls, dans un même et seul cimetière. Aujourd’hui cette fête est rejetée à la fois par les musulmans sectaires qui la jugent comme un acte d’adoration déplacé, et par les chrétiens obtus qui disent que c’est une tradition musulmane. Mais à Krecek, même la pandémie du covid-19 n’a pas réussi à décourager les femmes musulmanes et chrétiennes des villages voisins à venir chez leurs sœurs bouddhistes pour cuisiner ensemble, dans une même ferveur, les offrandes à leurs ancêtres qui les rappellent à leur commune humanité.
Elisabeth D. Inandiak